Lieux communs, Gemeenplaatsen: un livre et une exposition de Pierre-Philippe
Hofmann
Accueillie par le Centre International pour la Ville, l’Architecture et le
Paysage (CIVA), l’exposition “Lieux communs” du livre éponyme de Pierre-Philippe Hofmann, édité conjointement par
le CIVA et ARP2. Livrant une sélection photographique issue d’archives
avoisinnant les 10 000 clichés, l’artiste s’est, pour ce projet, assigné
un parcours de prise de vues défini par les communes traversées par
la frontière linguistique. Tel la règle d’un jeu, cet itinéraire a fourni
le prétexte à une impressionnante collection d’images, aux contenus
révélateurs et à l’esthétique résolument neutre.
L’actualité brûlante nous inciterait volontiers à faire de ce projet une lecture
essentiellement politique. Si celle-ci n’est pas à proscrire, elle au moins à
relativiser, au vu de la démarche de l’artiste et du style même des photographies.
Il n’est pas anodin que Hofmann ait privilégié l’absence de légendes pour ce
corpus qui compte au final 400 photos. De même, le lecteur/spectateur n’est
introduit au contexte des prises de vues qu’en filigranes, par le seul tracé
géographique de la frontière lingusitique, volontairement désolidarisé de la carte
du pays. Y figurent, telles les abscisses d’un graphique, les mentions des codes
postaux et noms des communes traversées.
La méthode choisie par l’artiste rencontre ce qui est devenu une manière de
faire commune à nombre de ses œuvres: partir d’une contrainte, d’une règle
auto-imposée, à la manière de Georges Pérec, que Hofmann cite volontiers
en exemple. Entre 2003 et 2007, l’artiste s’assigne donc pour mission de
parcourir notre pays le long de ladite “frontière linguistique”, qui constitue
à ses yeux ni plus ni moins qu’une sorte de ligne idéale, évitant les extrêmes
pittoresques que sont le littoral et les Ardennes belges. Se revendiquant d’un
systématisme sériel, prioritairement représenté par la photographie de Bernd
et Hilla Becher, Pierre-Philippe Hofmann entend pour sa part admettre des
variations au sein même de ses séries. Si l’essentiel des images se compose
de vues d’architecture résidentielle, on trouve aussi des paysages naturels ou
domestiqués, des vues de chantiers et plus rarement de ruines, ou encore des
photographies de lieux attestant d’une activité agricole ou industrielle. C’est par
leurs caractères esthétiques que ces images accèdent à une sorte d’uniformité:
ciels gris absolument neutres, cadrages tranchés, absence de présence humaine.
L’unité du format vignette donne lieu à une présentation égalitaire des images,
que l’exposition répartit en quatre ensembles géographiques. Le livre fait tout de
même alterner les séries avec des agrandissements. Mais ces mises en exergue
paraissent aléatoires, confirmant un refus du spectaculaire ou de l’anecdotique, à
la faveur de paysages que l’on pourrait qualifier, en paraphrasant Robert Musil,
fait écho à la parution de “paysages sans qualités”.
Or, c’est précisément cette rigueur formelle qui rend possible une lecture des
lieux, qui passeraient vraisemblablement inaperçu sans cette mise en images.
Se révèlent ainsi, entre autres, l’hétériogénéité de l’aménagement du territoire;
la fadeur de l’architecture résidentielle largement standardisée, d’où émergent
des effets de personnalisation parfois drôlatiques, ou quelques variations selon
l’époque de construction; la rationnalisation de l’espace parcellisé de notre
pays, qui n’équivaut pas pour autant à sa gestion raisonnée; enfin la délimitation
des surfaces habitables, apparemment proportionnelle aux niveaux de richesse
individuels. On ne peut encore s’empêcher d’y repérer ce “comportement de
modération” défini par la sociologue française Anne Chaté. Évaluant cette
action de modérer ses ambitions comme une voie possible d’accès au bonheur,
elle qualifie de “Sam’Suffisme” l’attitude partagée par ceux qui “rêvent petit”,
soit “ceux qui d’eux-mêmes déclarent préférer se fixer des buts modestes, avoir
des espoirs réduits ou bien ceux dont les ambitions sont réduites en comparaison
de celles que leurs propriétés objectives leur permettraient de nourrir.” [ CHATÉ (Anne), Le Comportement de modération. Rêver petit ou
l’arrangement des rêves, Paris, L’Harmattan (Coll. “Logiques sociales”), 2007.]
Sans jugement ni condamnation, Hofmann dresse un état des lieux semblant vérifier
cette tendance, qui déborde les frontières de notre pays. L’artiste se verrait
d’ailleurs bien prolonger l’expérience en Suisse.
On précisera enfin que, si le médium auquel il est fait appel est ici la
photographie, Pierre-Philippe Hofmann n’œuvre pas comme photographe, mais
comme artiste pluridisciplinaire. Le rappellent les deux vidéos qui introduisent
l’exposition, insérées dans une sorte de borne indicative. Ayant pour thème
des actes d’entretien, l’un dans un espace privé, l’autre dans un lieu public,
elles offrent un contrepoint à la fois animé et quasi humoristique à l’approche
photographique de ces lieux communs.